Pour une transition juste : comment concilier action climatique et lutte contre les inégalités ?

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Aujourd’hui, les contributions nationales déterminées dans le cadre de l’Accord de Paris nous dirigent vers un réchauffement climatique de l’ordre de 3,2°C. Selon un récent rapport de l’ONU, il faudrait tripler les efforts pour être en mesure de contenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C, objectif formulé dans l’Accord de Paris et dans le programme mondial de développement durable à l’horizon 2030 (ou Agenda 2030). Mais comment accélérer la transition vers une société bas-carbone alors que celle-ci est perçue comme une injustice sociale par une frange non-négligeable de la population, avec des effets néfastes sur le pouvoir d’achat des ménages ou l’emploi ?

La dépendance de notre modèle de développement à l’énergie, notamment fossile pour les déplacements, crée incontestablement des perdants, qui sont avant tout les plus pauvres et les plus vulnérables. Les inégalités se manifestent alors dans l’accès aux ressources naturelles, et particulièrement à l’énergie : par exemple, la part du budget des ménages consacré à l’énergie (carburant, chauffage) est proportionnellement beaucoup plus importante pour les ménages modestes que pour les ménages aisés.

La réduction des inégalités est aujourd’hui au coeur de l’agenda politique international et national. Au niveau international, les questions de justice et d’équité sont centrales dans les normes et les accords internationaux sur le développement durable. L’Accord de Paris reconnaît ainsi le principe de responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, qui permet de moduler les obligations conventionnelles des Etats en fonction du niveau et des besoins de leur développement. L’Agenda 2030 place en son coeur un principe transversal à tous les Objectifs de développement durable (ODD) qu’il contient : ne laisser personne de côté. Il inclut par ailleurs un objectif dédié à la réduction des inégalités (ODD 10), accompagné de cibles thématiques et de moyens. En France, le président de la République Emmanuel Macron a fait de la réduction des inégalités un enjeu primordial du G7 qui se réunira en août 2019 à Biarritz. C’est également un objectif prioritaire transversal majeur identifié par les ONG et associations au sein de leur contribution à la feuille de route nationale pour la mise en oeuvre des ODD.

 

Les Objectifs de développement durable : le ciment d’un pacte social-écologique ?

Alors que les luttes sociales s’intensifient, quel peut être l’apport des ODD pour l’action climatique et la réduction des inégalités ? La mise en oeuvre des ODD peut concilier transition vers une société bas-carbone et justice sociale, sous certaines conditions :  

1. Il est tout d’abord indispensable de mettre en place des indicateurs de richesse alternatifs au PIB afin de mesurer l’impact de la transition non pas au regard des points de PIB qu’elle pourrait rapporter mais plutôt à l’aune de ses effets sur le bien-être des peuples. Aujourd’hui, la croissance du PIB est un indicateur qui est utilisé comme une finalité pour les sociétés. Or, celui-ci n’est pas approprié pour répondre aux multiples crises du 21e siècle telles que le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pauvreté et l’aggravation des inégalités, la perte de cohésion sociale, et la crise de la démocratie. La croissance du PIB aggrave – voire serait la cause de – ces crises, puisqu’une croissance matérielle exponentielle est impossible à soutenir durablement dans un monde fini. L’adoption en 2015 de la loi Sas visant à prendre en compte 10 nouveaux indicateurs de richesse[1] dans la définition des politiques publiques est une étape importante mais pas suffisante. Depuis 2015, la publication du rapport annuel sur ces nouveaux indicateurs par le gouvernement est déconnectée des processus législatifs nationaux, et en particulier de l’élaboration du budget. Ainsi, la finalité de l’utilisation de ces indicateurs est aujourd’hui davantage politique – voire symbolique, qu’instrumentale (élaboration du budget, évaluation des politiques publiques, etc.). Bien que l’Agenda 2030, compromis issu de deux années d’intenses négociations entre pays en développement, pays développés et société civile, ne remette pas en cause la croissance du PIB en tant que projet de société,[2] ce nouveau cadre global d’action publique offre à tous les acteurs, étatiques ou non-étatiques, l’opportunité d’utiliser des indicateurs sociaux-écologiques pour réaliser le suivi de la mise en oeuvre de cet Agenda au niveau national et local. Par exemple, les acteurs de la société civile peuvent d’ores et déjà évaluer leurs projets à l’aune de ces indicateurs pour identifier leurs externalités positives ou négatives, ou réaliser des contre-évaluations des politiques publiques locales ou nationales.  

2. Il faut ensuite accélérer l’appropriation et l’acculturation aux ODD chez l’ensemble des acteurs, étatiques et non-étatiques, en développant l’évaluation d’impacts. L’Etat, les collectivités, les ONG et les entreprises ne peuvent plus développer des politiques publiques, des stratégies d’action ou des projets sans considérer et prendre en compte leurs impacts sur les secteurs qui ne font pas partie de leur pré carré. Ceci implique de développer des outils pour caractériser et évaluer ces impacts : concernant la transition énergétique, une évaluation ex-ante des projets de lois proposés par le gouvernement ou le parlement, ou des stratégies et projets développés par les acteurs non-étatiques devrait être systématiquement réalisée pour améliorer leur cohérence avec des objectifs sociaux relatifs à la lutte contre les inégalités sociales et territoriales, par exemple. La proposition de loi du sénateur Franck Montaugé va dans le bon sens. Celle-ci a pour objectif d’instituer un Conseil parlementaire d’évaluation des politiques publiques et du bien-être qui aurait pour mission “d’informer le Parlement sur les conséquences des politiques publiques sur le bien-être des populations et sa soutenabilité” sur la base d’une évaluation réalisée à partir des 10 nouveaux indicateurs de richesse de la loi Sas. Renvoyée en commission en mars 2018, cette proposition de loi pourrait être enrichie en y intégrant les 98 indicateurs de suivi des ODD proposés par le Conseil national de l’information statistique (CNIS) en juin 2018. Une seconde option consisterait à saisir l’opportunité de la “grande concertation de terrain sur la transition écologique” annoncée par Emmanuel Macron lors de la présentation de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) pour réaliser cette évaluation afin de nourrir les débats.  

3. Il convient également de renforcer le rôle du citoyen et la dimension individuelle dans la mise en oeuvre des ODD. Accompagner le changement individuel nécessite d’améliorer son acceptabilité sociale et donc de tenir compte de la diversité des situations socioéconomiques et des inégalités que peuvent créer ou renforcer les mesures visant à accélérer la transition vers une société bas-carbone. Il s’agit donc, dans un premier temps, d’expliciter cette diversité de situations, et sur la base de profils-types déterminés selon différents critères sociodémographiques,[3] d’anticiper les inégalités auxquelles pourraient être confrontés les citoyens qui s’engageraient dans la transition. Sur la base de ces profils-types, des scénarios prospectifs de transition individuelle sont à développer pour permettre à chacun de se projeter dans une vie réussie en 2030 et d’évaluer son propre potentiel d’action.  L’Association 4D, avec son outil de récit prospectif individuel Our Life 21 développé à partir des objectifs de transition formulés dans les accords internationaux et de scénarios scientifiques[4], est pionnière en la matière. La comparaison des récits prospectifs de la transition énergétique engagée par 16 familles-types montre notamment qu’il existe un risque transitoire d’aggravation des inégalités de consommation d’énergie et d’émissions de GES entre les individus d’ici à 2030,[5] qui devraient à leur tour creuser les inégalités socioéconomiques en cas d’augmentation du prix de l’énergie par l’instauration d’une taxe carbone. En développant cet outil dans le cadre de la mise en oeuvre des ODD, l’Association 4D vise à mettre en lumière la diversité des trajectoires individuelles de transition, en identifiant les capacités d’action de chacun, mais aussi les freins au changement individuel (inégalités socioéconomiques et territoriales), et les politiques publiques nécessaires pour catalyser la transition citoyenne vers le développement durable.  

4. Il faut enfin accompagner la transition des plus vulnérables en mettant en place des instruments de compensation au sein des politiques publiques de lutte contre le changement climatique. L’acceptabilité sociale de la transition énergétique, et en particulier de la fiscalité écologique sur laquelle se cristallise la contestation sociale en France aujourd’hui, fait face à deux principaux écueils. D’une part, la majorité des recettes de cette fiscalité est allouée au budget général de l’Etat, alors que de nombreux travaux de recherche montrent que l’acceptabilité augmente si les recettes de la fiscalité écologique sont dédiées à la transition (Hourcade et Combet, 2017 ; Sénit, 2012). En 2018 par exemple, seulement 560 millions d’euros sur les 4 milliards d’euros de recettes générées par la taxe carbone ont été alloués au chèque énergie, mécanisme de compensation visant à aider les ménages les plus modestes. Si le budget alloué au chèque énergie doit atteindre 740 millions d’euros en 2019, cette augmentation est encore trop faible pour à la fois compenser l’inflation énergétique (+20% en 2018 pour le gaz, +1,7% pour l’électricité[6]) et aider les plus vulnérables à sortir durablement de la précarité énergétique. D’autre part, l’augmentation de la fiscalité écologique est décidée dans un contexte fiscal globalement injuste, marqué par une baisse du pouvoir d’achat des plus modestes suite à la hausse des taxes indirectes et la baisse des allocations familiales, par d’importants cadeaux fiscaux aux plus aisés (suppression de l’ISF, baisse de l’impôt sur les sociétés) qui sont parfois aussi les plus pollueurs, et où certains secteurs très intensifs en carbone restent totalement exemptés (ex. de l’aviation).[7] Alors que le gouvernement met au centre de ses objectifs la réduction des dépenses publiques, il apparaît peu probable que les moyens alloués à la transition énergétique soient suffisants pour améliorer son acceptabilité sociale. Par exemple, la rénovation de 500 000 logements par an, objectif réaffirmé dans le cadre de la nouvelle PPE présentée par le gouvernement le 27 novembre, est sous-financée. En effet, le crédit d’impôt transition énergétique, principal outil dédié à la rénovation dans le parc privé, a vu son budget divisé par deux dans le projet de loi de finances pour 2019, passant de 1,6 milliard d’euros en 2018 à 800 millions d’euros en 2019). Selon le panorama des financements climat réalisé par I4CE en 2017, il faudrait que l’Etat investisse 2 milliards d’euros supplémentaires par an pour atteindre les objectifs de la PPE en matière de rénovation énergétique. Autre exemple : le projet de loi d’orientation des mobilités présenté le 26 novembre ne remet pas en question la place de la voiture individuelle dans la mobilité, et laisse à l’arrière-plan les transports en commun et les nécessaires investissements publics pour les développer, pourtant essentiels à la réduction des inégalités sociales et territoriales. Ici encore, les ODD peuvent être utiles : l’évaluation du budget de l’Etat à l’aune des ODD permettrait d’améliorer la cohérence entre les moyens alloués aux différentes politiques publiques sectorielles et les valeurs et objectifs sociaux et environnementaux inscrit.e.s au sein de l’Agenda 2030 (par ex., solidarité, égalité, inclusion par l’accès de tou.te.s aux droits humains fondamentaux, lutte contre l’étalement urbain, etc.).[8]

 

La contestation actuelle ne témoigne pas d’un refus de s’engager dans la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique, mais d’un refus de l’injustice. Nous avons fourni ici quatre pistes à explorer pour que les ODD constituent le ciment d’un futur pacte social-écologique.  

 

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[1]Ceux-ci comprennent : le taux d’emploi, l’effort de recherche, l’endettement, l’espérance de vie en bonne santé, la satisfaction dans la vie, les inégalités de revenus, la pauvreté en conditions de vie, les sorties précoces du système scolaire, l’empreinte carbone, et l’artificialisation des sols.

[2] La cible 8.1 vise ainsi à “maintenir un taux de croissance économique par habitant adapté au contexte national et, en particulier, un taux de croissance du produit intérieur brut d’au moins 7% dans les pays les moins avancés”.

[3] Par exemple : situation familiale (couple avec ou sans enfants/célibataire avec ou sans enfants), localisation géographique (rural/périurbain/urbain ; montagne/plaines/côte), mode de déplacement principal (voiture individuelle/transports collectifs/mobilité douce), type d’habitat (collectif/individuel ; ancien/neuf), niveau de revenus, catégorie socioprofessionnelle.

[4] Notamment, les scénarios du GIEC et du projet Deep Decarbonization Pathways développé par l’Iddri.

[5] Voir également Chancel & Piketty (2015). Carbon and inequality: from Kyoto to Paris. Paris School of Economics Working Paper.

[6] INSEE

[7] Lire par exemple la tribune de Lucas Chancel sur Libération.

[8] Voir l’étude de l’Iddri sur l’intégration des ODD dans les processus budgétaires nationaux.