Dans ce texte, l’auteure nous conte l’histoire d’Adam, un septuagénaire marié, père de famille, et amoureux de voyages. À travers ses yeux, on découvre ce que pourrait devenir nos transports en 2050 : de nouvelles habitudes, et surtout une nouvelle vision du monde et des voyages…
Les loisirs consommés autrement ? Se réconcilier avec le temps long, le partage, le bénévolat, en se déplaçant autrement..
Trois semaines durant, Adam s’était imprégné du soleil brûlant d’Espagne et du Maroc, des senteurs lourdes de la terre et des sourires complices de ses amis. Il revenait le teint bruni, les yeux pétillants au milieu des ridules qui marquaient élégamment son visage anguleux. Le reflet dans son e-bracelet lui renvoyait un sourire carnassier qu’accentuaient ses cheveux blancs. Somme toute à 70 ans il ne s’en sortait pas si mal. Il n’avait pas été un cador de la direction des risques et climat d’une grande compagnie d’assurance pour rien. Il fallait de l’audace en 2015, une opiniâtreté enrobée d’une certaine désinvolture ! « arhh… Allez, arrête de te la raconter Adam. Tu étais surtout une bête de boulot» Ce besoin de faire quelque chose l’avait tant fait courir, se souvint-il.
Aujourd’hui, comme pour lui rappeler qu’à tout âge, les méandres de la vie s’invitaient avec leur lot d’enseignements, c’est à Hiro, son fils cadet, qu’Adam devait se frotter.
« Tu médites Adam ? » lui cria le manager de l’hôtel.
« Reste pas planter sur le perron du container, va prendre ton petit déjeuner près de la baie vitrée, là-bas c’est la beauté du paysage qui te fera rêvasser».
Un gars très bien. Ils avaient bien ri hier soir. Adam s’exécuta avec plaisir et rejoint l’extrémité de la salle à manger. Il aimait s’arrêter dans cet hôtel étape qui se modulait au gré des saisons et de l’affluence avec ses briques de chambres. L’assemblage au caractère à chaque fois unique formait une structure légère à la lisière du bois.
La fenêtre retenait l’agression des rayons et Adam goûtait la fraîcheur de la salle, la ventilation naturelle qu’il ressentait comme une brise légère, la clarté qui l’aidait à considérer ce 17 juillet 2050 sous ses plus beaux atouts.
Ils seraient arrivés vers 17 heures à Vincennes… si Hiro voulait bien se lever. Adam était content de retrouver sa femme et soulagé de pouvoir partager avec elle le trouble dans lequel son fils l’avait plongé la veille. Il chercha à dissiper une tension naissante en observant en face de lui, l’ilot d’accueil en bois et son système apparent d’aération naturelle qui imitait une termitière. Puis son attention se porta sur les quelques camionnettes qui défilaient à une centaine de mètres de lui. Il y avait aussi des cars. Mais le bruit de la gare multimodale était à peine perceptible. Il se souvenait, plus jeune, du trafic dense et des voitures thermiques rugissant les kilomètres avalés.
A cette époque il n’aurait jamais pensé s’arrêter pour une nuit aussi proche d’une telle zone de transit. Et il aimait ça, ces infrastructures qui ne le bombardaient pas de bruit, qui ne gâchaient pas son plaisir d’être là. Il cherchait les horaires des rails-routes qui passaient à proximité de l’hôtel et rejoignaient les voies ferrées vers Paris. Mais son hôte le devança.
« La prochaine navette est dans 35 minutes. Quant à tes colis, la camionnette est passée au petit matin, elle s’est arrêtée à la station de méthanisation d’Agen. Dans 10 minutes, tes caisses seront enregistrées pour remonter le canal de la Garonne et je serais toi, je préviendrai les collègues pour qu’ils les récupèrent à Bordeaux dès que le transporteur te donnera l’heure d’arrivée. Aujourd’hui ce sont les jours d’entrepôts qui nous coûtent cher».
Parfait, Adam aimait ces réglages précis qui rendaient la partie logistique de son voyage si fluide. C’était un retour de Marrakech comme tant d’autres. Il organisait des voyages apprenants pour un réseau de co-artisans, alliant ainsi découvertes des paysages et voyages à basses consommations de ressources, bonnes pratiques territoriales et modes alimentaires. Bonne bouffe disaient aussi certains. Il n’y avait pas que des retraités, ne nous méprenons pas. Mais des faiseurs de nouvelles formes de travail, d’apprentissage, d’innovation… des compagnons du 21e siècle qui souhaitaient approfondir leur savoir, leur réseau, leur pratique en prenant le temps de l’échange, en se ressourçant d’une énergie calme. Cette fois il était parti avec son fils, enchainant rails-route et bateau, pour repérer de nouveaux espaces de co-workers ou des coopératives alimentaires.
Il écoutait d’une oreille, très distante, les informations que murmurait l’enceinte pluggée à sa table. Comme ses consœurs, elle distillait nouvelles et paroles de téléspectateurs, sans couvrir les conversations ni les engourdissements matinaux, et la vingtaine de clients présents faisaient d’eux même le lien avec le mur d’images dans le fond de la salle.
Adam finit ses céréales et dégusta l’abricot qu’il avait pris au buffet. Les assiettes étaient vides quand les clients se levaient, le gaspillage était proscrit. Il lui restait seulement son jus de pruneau, trop sirupeux à son goût au petit déjeuner, mais c’était la spécialité de la région. Il l’avala.
Il étira ses longues jambes sous la table, joua avec ses pieds chaussés de drôles de babouches en cuir végétal à coussins d’air. Elles lui soulageaient tant les genoux… il les aimait de façon inconditionnelle !
Il était temps d’aller retrouver son fils et son humeur sombre. Ca le déprimait un peu. Il ingurgita d’un trait le jus de pruneau.
« Adam, ce n’est pas de la prune, tu ne noieras rien avec ça » plaisanta le gérant. Puis sur un ton entendu : « Ton fils n’a pas émergé semble t’il ? » Il fixait les flux de données des équipements de l’hôtel.
« Il est abattu et très tendu depuis que sa femme l’a quitté », expliqua Adam
« Extrêmement nerveux, oui je dirai »
« Carrément insupportable »,
« Un poil agressif, il t’en veut on dirait… »
« Il en veut à tout le monde, mais il a été bien élevé, il n’aurait pas osé s’en prendre à toi hier, il m’a préféré comme cible, je préfère autant »
Adam fit un signe de la main pour prendre congé et en trois enjambées, il atteint le perron. Il paya avec son bracelet, à la borne d’entrée, en svols, la monnaie complémentaire qui fonctionnait enfin dans tous les réseaux de solidarité d’Europe et Méditerranée.
Puis un brin soupçonneux après le rappel de la prune de son comparse de la veille, il vérifia pouls, tension, cholestérol et glycémie sur son bracelet. Les bons chiffres affichés chassaient les remords de la soirée arrosée. Il avait réussi entre deux rasades à inscrire sur la plateforme slow long distance de l’hôtel, les futures productions d’huile d’argan, d’olive et de liqueurs traditionnelles de son réseau…
Il se dirigeait vers la salle des pas perdus de la station rail-route quand son téléphone joua un morceau antique de Daft Punk.
« Y a plus rien qui marche ! » aboya une voix.
C’était Gala. Sa femme ne voulait pas se frotter aux installations de la maison, Adam gérait ça à distance. Il déverrouilla une sécurité du réseau électrique, rappela qu’un certain nombre d’équipement étaient autonomes et qu’elle pouvait appuyer sur un interrupteur qui envoyait un signal radio-électrique.
« Il suffit juste d’appuyer sur le bouton pour les volets ? » résuma Gala
« Oui, c’est… mécanique… appuie sur le bouton», insista son mari et le silence se fit, elle avait raccroché.
Adam récupéra sa valise et pensa qu’il pouvait faire un crochet vers le module où dormait son fils. Daft Punk encore. Il décrocha, si ce mot avait encore un sens, quand prendre un appel signifiait activer la fonction communication de son oreillette. Il n’avait pas voulu que son bracelet remplisse aussi cette fonction. Quand il parlait à sa main, c’était pour jouer à mission impossible, mais il était enfant. Il n’arrivait pas à se dire qu’à 70 ans il était crédible en Jim Phelps.
C’était son ainé, Max.
« Kon’nichiha »
Le ton était donné, Adam refrénait tout sarcasme « Je trouve toujours délirant que pour des mangas tu veuilles aller au Japon, c’est de la BD, ça se lit… »
« Ce n’est pas pareil, il n’y a pas l’ambiance ».
« Quand ils organisent un salon qui déborde de vieux ados aux mèches rebelles, attifés comme des punks… »
« Des quoi ? » l’interrompit Max
« Oh ça va. Bref, je ne vois pas en quoi tu n’arrives pas à te sentir dans l’ambiance. Fais un effort… et prends le tramway ».
« Puisque tu abordes le sujet, t’as pas pris l’avion depuis 10 ans là, maman non plus, je fais rien de mal si je prévois un voyage en escomptant sur votre carbone à vous »
« On a prévu de partir en Afrique avec ta mère ».
« Oui en voilier et dans 2 ans. Ecoute je pars à la fin de l’année pour quatre mois, j’en profite pour caler aussi une formation de design. Et j’irai aux commémorations de Fukushima. Je t’en parle parce que tu nous appris à compter dans toutes les unités : carbone, euros, svols, espace écologique… Je suis honnête avec toi et ça tu devrais le voir. Comme dit Isaku : la morale s’arrête là où commence la police ».
« Qui est Isaku ? »
« Un héros manga… Je t’embrasse, je te rappelle ce soir ».
Une femme attendait aussi le rail-route et réagit aux derniers propos.
« Bonjour, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre la fin de votre conversation.
« Excusez-moi, je ne vous avez pas vue, j’aurais du sortir, et je n’aime pas garder ce truc dans mon oreille. Désolé ».
« L’intention y était. Je ne connais pas Isaku… mais je connais Alain, le philosophe, ne m’en voulez pas d’intervenir comme ça, mais j’ai un profond respect pour la littérature. Elle nous apprend tant de chose. Nous restons les mêmes au fond, hein, quelque soit l’époque… bref, cette citation n’est pas d’un quelconque héros d’aujourd’hui, mais d’Alain ».
« Merci, Madame, ces petites piqures de rappels, sont toujours instructives ».
Adam sourit, cette digression culturelle mise à part, il était rassuré que son fils s’investisse, qu’il ne se contente pas d’un aller-retour par pur loisir, et qu’il prenne le temps de s’enrichir d’histoire, de rencontres, d’autres modes de faire… Au fond ce troc d’émissions carbone avec son fils ainé lui convenait. Et lui en effet, voyageait autrement depuis un moment. D’abord à cause du prix de l’avion, ensuite le plaisir qu’ils avaient trouvé avec sa femme à s’évader sans partir loin ou en donnant du sens à leurs virées. Mais du vrai sens, celui qui donne une direction à l’ensemble de leur existence.
Hiro, l’avait rejoint entre temps, très vaporeux dans ses vêtements en lin. La nuit avait été dure. Adam ne savait pas trop comment réagir. Les arbres à vent murmuraient assez fort auprès d’eux pour couvrir le silence pesant. Le rail route arrivait. C’était un bus revisité, assez imposant mais dont l’ergonomie faisait oublier la hauteur, l’épaisseur de l’habitacle et la base massive où se rangeaient les roues adaptées au rail. Ils montèrent et validèrent le code de leur réservation. Ils s’installèrent l’un derrière l’autre. Ils étaient une soixantaine de passagers, il y avait des fauteuils de libre. Les panneaux végétaux qui bordaient la route commencèrent à défiler, ils lui inspiraient une certaine fraicheur. Ils étaient en transport collectif et roulaient sur les files de gauche. Ils rejoignaient Brives et sa gare de transit. Le rail-route, s’engageait sur la voie des véhicules de tourisme qui allaient accrocher la prochaine rame pour Paris.
Adam restait assis, c’était la consigne tant que le véhicule était à la manœuvre de raccrochage. Il avait prévu pendant les quatre heures de trajet de rejoindre le wagon zen, avec sophrologie et hamac à la carte, ce qui lui permettait d’apprécier ce rapport au temps, ces voyages qui le ressourçaient. Dire que ça avait été simple serait mentir. Pour en arriver là, il avait du comprendre comment jongler au mieux avec toutes les connections multimodales. Ca semblait inné pour ses enfants qui étaient nés avec des configurations de données greffées au cerveau, façon de parler. Moins pour lui. Mais depuis une dizaine d’année, c’était aussi ça les relations intergénérationnelles, non seulement se mettre en permanence à jour pour ne pas perdre pied. Mais être aussi capable d’appuyer sur pause, de lire le temps d’un voyage un vrai livre, un seul, de se rejoindre autour d’un arbre à palabre dans le wagon « dialogues en humanité », d’être à l’écoute de ceux qui parlent, de ralentir même dans un train à grande vitesse. C’est un autre rapport au temps que la notion de voyage véhicule en 2050. Une réponse nécessaire à la frénésie omniprésente. Adam rêvassait déjà. Le signal de sécurité s’était éteint, Hiro était déjà détaché la tête collée contre la vitre. Musique d’électro salsa… ça c’était Rico. Adam prit l’appel en chuchotant.
« Alors ma caille. Tu es en ballade ? J’ai vu tes photos ».
« Là, je suis plutôt au repos. Tu viens nous voir bientôt ? Je te récupère à la gare, on s’arrête au Comptoir avant de retrouver Gala et d’aller dîner. Ca t’irait comme programme ? »
« Pas en ce moment, je suis plutôt en mode ours, retranché dans ma conserverie seine-et-marnaise, on a du boulot ». Ils discutèrent jusqu’à ce qu’Adam quitte son siège, ils promirent de se rappeler.
Il devait passer devant Hiro pour rejoindre son propre wagon.
« Donc si je souhaite te parler, aujourd’hui, il vaut mieux que je t’appelle ? Sympa la communication ! » Siffla son fils.
Le père ne releva pas. Il avait envie de parler à Gala. Il n’était pas à l’aise. Il regardait par les fenêtres les paysages agricoles, des parcelles très diverses, reproduisant un patchwork de couleurs, pimenté de bosquets, buissons, touffes fleuris et des totems pour insectes. Il avait envie de rejoindre son hamac. Mais Hiro fixa son regard.
« Je ne vais vraiment pas bien» lâcha son fils.
« Oui ça fait mal» Adam lui tint les épaules « Mais faut l’accepter »
« Pourquoi elle m’a quitté ? »
« Tu as déjà essayé de répondre à cette question, elle te l’a expliqué, aujourd’hui tu ne trouveras jamais de pourquoi satisfaisant. » Hiro fermait les yeux. « Renonce à savoir, accepte la réalité et recommence à vivre ».
Adam était peiné de voir son fils englué dans sa souffrance. Il devait réagir. Il pianota sur son bracelet pour voir s’ils pouvaient prendre une place dans le wagon rail-route qui décrocherait à Nemours. Il valida sa commande.
« Changement de programme. On devait rentrer ce soir, mais tu vois là, je pense que ça te ferait du bien qu’on s’arrête chez Rico. On va passer une nuit de plus au vert, entre nous, rien que nous, à revivre les bons moments passés et profiter surtout du présent ». Hiro ne repoussait pas sa proposition. Il devait être d’accord. « Allez, viens on va aller écouter les palabres dans la voiture 3 » ajouta Adam pour éviter encore des silences trop plombant.
Hiro avait envie d’embrasser son père. Il lui sourit.
« Maman va moyennent apprécier qu’on la plante ce soir ».
« Ta mère comprend que tu as besoin de nous en ce moment, et elle est habituée à ces changements d’itinéraires de dernière minute, du moment que je n’en abuse pas. On y va ».
La problématique de ce récit était relative à la question des transports.